Les machines à se retrouver
 
par Jean-Pierre Saïdah

 

 

Apparemment, les moyens de communication se développent à une vitesse étonnante. En France, vingt millions de personnes regardent la télévision le tirage des journaux augmente les livres de poche, à la portée de tous, se multiplient. Aux Etats-Unis, nous constatons un phénomène analogue mais beaucoup plus poussé. Les satellites, qui tournent sans arrêt autour de nous, permettent aujourd'hui une communication internationale qui ne se souvient de cet instant d'émotion intense et de communion où le monde entier a pu voir le premier homme fouler de son pied le sol de la lune ?

Apparemment donc, tout va bien, les oppositions entre les hommes devraient diminuer, les rivalités s'atténuer, les obstacles. tomber. Du moins, las conditions techniques pour cela sont réunies. Or, tout le monde peut constater que c'est le contraire qui se produit: les nationalismes, les particularismes régionaux s'exacerbent, l'agressivité de l'homme pour l'homme s'amplifie les conditions de vie sont telles que nous aboutissons à cette évidence anormale l'homme est un îlot entouré de mines. Le langage, cet Instrument de communication, est contesté par ceux-là mêmes qui ont pour mission de réfléchir sur Sa fonction et son emploi. Alors ? Tout se passe comme si la haute technicité de notre époque, à l'égale de nulle autre, créait les conditions réelles d'une communication, à la fois pour donner l'illusion d'une vraie communication et pour compenser par cette illusion le fossé tragique et comme obligé dont chaque individu est condamné à être entouré. De cette constatation nous tirons la conclusion suivante: la communication est une nécessité et une impossibilité une nécessité fondamentale et une impossibilité circonstancielle, l'image de cette nécessité devant masquer cette impossibilité.

Illustrant ce paradoxe, une récente exposition Machines à se retrouver " de Roland Baladi est venue à point nommé pour dénoncer, relancer et peut-être restituer le problème de la communication.

AU COEUR D'UN MONDE ETRANGE
Une avenue encombrée, une impasse, une porte semblable à beaucoup d'autres, et vous voilà au cœur d'un monde inconnu, secret, mystérieux ; d'un mystère qui suscite le rêve et la réflexion et que les machines ont aujourd'hui le pouvoir et le privilège de créer. C'est dire que, Si vous échappez au réel pendant quelques dizaines dé minutes, ce n'est pas en vertu d'une alchimie ou d'une puissance surnaturelle, mais des possibilités mêmes qu'offre le réel, selon une secrète combinaison. Dès l'abord, vous êtes confronté à une "Horloge à pointer "dans laquelle vous insérez une carte pré-imprimée aux longitude et latitude exactes de l'atelier-exposition, marquant ainsi l'heure universelle (Greenwich). D'emblée, vous êtes amené aux limites de votre espace personnel et déterminé dans l'univers vous êtes vous-même, un individu, n'importe qui pénétrant dans ce lieu, en même temps que le regard de Sirius, englobant ce lieu dans l'univers. Prolongeant cette invitation, tout autour d'une salle, un ensemble de dix Pochoirs " présentent, selon un travelling arrière, la situation géographique de l'endroit où vous vous trouvez. Vous vous découvrez par rapport aux rues avoisinantes, au quartier, à l'arrondissement, à Paris, à la région parisienne, à la France, à l'Europe, pour finir à quelques kilomètres du globe terrestre. Et sur l'en-semble de ces Pochoirs ", une même indication vous rappelle les frontières de votre espace : un carré rouge précisant la longitude et la latitude de l'atelier-exposition.

COMMUNIQUER DANS UNE SALLE OBSCURE
C'est avec le sentiment double de vos propres limites et de votre universalité que vous pouvez maintenant aborder les Machines-outils ". Vous pénétrez dans une salle obscure tra-versée de fins faisceaux lumineux. comme autant de sautoirde clartés. Intimidé, vous hésitez à saisir l'un de ces huit pro-jecteurs déjà chauds par quelques heures d'utilisation. Enhar-di par l'exemple d'autres visiteurs, vous finissez par remuer l'appareil devant vous, déplaçant ainsi le faisceau lumineux sur " le Mur à graffiti éphémères ". Vous formez alors des dessins que le mur retient et qui s estompent au bout d'une minute environ. Vous inventez des slogans et, sur l'invitation d'un faisceau lumineux voisin, vous mariez vos paroles et vos dessins à ceux des autres ; vous complétez l'inachevé, vous proposez, vous suggérez et vous répondez aux suggestions des autres dans un langage muet mais sans accrocs, établissant une harmonie incessante. La figure évanouie force votre ima-gination à renouveler les formes; vous vous pressez de finir ce dessin dont les premières lignes ne sont plus qu'un souve-nir et vos formes se superposent au souvenir, elles-mêmes promesses de souvenir. Au bout de quelques minutes, vous constatez que " le Mur à graffiti éphémères ", témoin de votre " création sans lendemain (Camus), présente un dessin uni-que que huit projecteurs ont accompli. Où est votre trace ? Où sont les formes qu'avec application vous avez élaborées ? Avant de s'évanouir une fois de plus, elles se sont fondues dans celles des autres, intégrées à ce désordre grandiose grâce auquel, pendant de courts instants, une Harmonie a pu être établie entre huit Personnes.

Selon le même principe d'un mur phosphorescent, R. Baladi vous présente " Kayal el-Zeil " (traduction : la trace de l'ombre). Un bruit quelconque, une chiquenaude, une voix qui brusquement s'élève déclenchent un éclair qui fige votre ombre sur un mur. Passée la première surprise, c'est l'imagination qui l'emporte, et vous sautez, vous plongez, vous vous tendez la main et toujours allez à la rencontre de votre ombre souf-flée sur le mur. Une image chasse l'autre et bientôt vous en venez, avec l'aide d'autres visiteurs, à composer des tableaux aussi éphémères que l'émotion éprouvée

L'OEIL ELECTRONIQUE VOUS REGARDE
Au cours de vos déplacements dans l'atelier-exposition, vous remarquez que vous êtes guetté par des yeux électroniques invisibles. A chaque mouvement que vous faites, un déclic se produit et vous découvrez bientôt qu'aucun de vos gestes n'échappe à l'oeil qui les comptabilise : des appareils d'affichage comptent les gestes du public. Alors vous cherchez à ruser avec la machine ; vous vous mettez sur la pointe des pieds et vous avancez le plus lentement possible pour faire croire à la machine que vous êtes immobile. Mais votre ruse ne peut tromper le " Motion Counter " qui, inexorablement, comptera 372, 373, 374. Déçu, vous essayez de sortir du champ de vision de l'oeil électronique. Encore un pas, et un autre déclic se pro-duit: c'est te second compteur de gestes qui vient de vous surprendre. Découragé, vous vous tournez vers une horloge mar-quant une heure fausse; vous avez la nouvelle surprise de voir que l'aiguille trotteuse est mue par vos déplacements et qu'elle s'arrête dès que vous cessez de bouger. Son auteur l'a joliment appelée : " le Temps bougé"

UN LANGAGE QUI SE FIGE
La présence insolite de deux cabines téléphoniques attire votre attention ; vous vous approchez et lisez cette curieuse appellation : " Otorhinolaryngophobe ". Vous êtes invité à pénétrer dans la cabine, à porter un casque muni d'un microphone et à communiquer avec la personne qui se trouve dans la deuxième cabine. Aussitôt que vous prononcez vos premières paroles, vous êtes frappé d'incapacité de parler: le son de votre voix parvient à vos oreilles par les écouteurs, avec quelques fractions de seconde de retard et vous vous sentez happé par ce que vous venez de dire, au point que vous ne pouvez plus dire un mot.
Votre interlocuteur est, de son côté, témoin de votre incapacité de parler, comme vous-même vous êtes témoin de son incapacité de se moquer de vous. Vous sortez de la cabine bien vite, mais c'est pour vous trouver nez à nez avec "Coco ", le perroquet-machine.
Pour rire, vous dites un mot et vous vous entendez aussitôt vous faites une phrase et " Coco "répète votre phrase; vous voulez prendre en flagrant délit ce perroquet sans plumes et pourtant en-fermé dans une cage : vous par-lez de plus en plus vite, vous riez, vous hurlez et, toujours en écho, votre voix vous parvient, à peine déformée... surveillance des machines. Il s'agit plutôt de prendre conscience que nous existons et que, quels qu'ils soient, nos mouvements laissent une trace, au point même que, devant l'horloge à voir bouger le temps, nous fabriquons notre propre temps. De la même façon, l'expérience apparemment négative de la cabine téléphonique devrait nous inciter non à nous méfier de la machine, mais, à travers un cas limite, à nous méfier de nos mots, de notre tendance à parler pour ne rien dire : en écoutant notre voix peu après avoir prononcé quelques paroles, c'est l'inanité de notre langage qui nous frappe et nous découvrons en nous la présence du même et de l'autre.

 

 

Nous sommes dissociés de notre propre voix et cette dissociation est éclate-ment et prise de conscience. " Il s'agit, déclare Baladi, de " dépasser l'intuition qu'un homme peut avoir de lui-même pour " le ramener à la réalité de lui-même ; assez de littérature, un " peu plus d'expérience. Eprouvons avec notre être entier, " muscles et chair compris, la réatité. " C'est à un procès du langage courant que nous sommes conviés ; un peu comme dans " la Cantatrice chauve " de lonesco. A cet égard, l'atti-tude générale du public devant " Coco ", le perroquet-machine, est très significative ; en effet, que dit-on à un perroquet, sinon les phrases et les expressions les plus banales ? Et le public, devant " Coco ", adapte son langage à la machine : " Bonjour, "Coco ", " Ça va, Coco ? ", etc., et la machine va révéler l'in-signifiance des propos. Devant cette image sonore de nous-mêmes, nous sommes comme frappés de psittacisme, nous devenons perroquets vivants. Baladi a choisi de nous faire vivre cette expérience limite au lieu de nous l'expliquer ou de nous la représenter.

L'ARTISTE CEDE LA PLACE A PUBLIC
A aucun moment nous ne devons nous sentir passifs. Toutes les machines-outils, sans exception, exigent que nous prenions part à l'expérience individuelle ou collective qui s'élabore. Ces machines ne sont pas des objets-spectacles : elles sont témoins du spectacle que nous leur infligeons ; elles nous regardent, se souviennent de notre mouvement et restituent à leur manière leur témoignage. L'artiste moderne cède la ~lace au public qui découvre sa vérité, qui se retrouve par l'intermédiaire des machines.

ENCORE DES BALLONS POUR MIEUX COMMUNIQUER
On peut alors considérer celles-ci comme partie intégrante d'une nouvelle forme de communication : l'animation. A cet égard, il est intéressant de savoir que, quelques jours avant le vernissage de son exposition, Baladi a organisé un " événement " sur les Champa-Elysées. Il s'agissait de lancer du haut de l'avenue une dizaine de ballons rouges d'environ 1,50 mètre de diamètre et de voir les réactions des promeneurs. Après quelques minutes d'étonnement et d'hésitation. et poussés par l'exemple des enfants, attirés spontanément par le jeu, les Parisiens ont commencé à lancer les ballons, à jouer, comme en vacances ou comme dans leur souvenir. D'emblée il s'est établi une atmosphère de gaieté, de jovialité et de camaraderie. La Fête régnait. Par le simple fait de donner un coup de poing dans un ballon, chaque passant créait un lien avec plusieurs autres. Le jeu, dans la fête, éliminait les distances, établissait, pendant une heure et demie, une Harmonie spontanée. Sans prétendre vaincre les problèmes sociaux en profondeur, l'ani-mation a consisté à provoquer un " événement " : une situation propice et un " outil grâce auxquels nous pouvons susciter la fête, rompant, l'espace de quelques minutes, la solitude d'une promenade urbaine. Dans un coin de l'atelier-exposition, un pro-jecteur de diapositives rappelait l'"événement " des Champs-Elysées

C'est le même type de relations entre les participants qui s'instaure soit devant " le Mur à graffiti éphémères ", soit avec le ballon rouge du " Soundthetizer ". Le public est intégré à la fabrication du spectacle; et bientôt la machine disparaît devant la richesse des communications. Si, au départ, la relation s'établit entre une personne et la machine (" Mur à graffiti éphémères 3, ballon) sous la forme P>M, la réponse de la machine crée une relation réciproque P>M. Mais le plus important, c'est la relation entre deux personnes, participant ensemble au spectacle par exemple. deux personnes jouant au ballon ou dessinant ensemble sur le mur phosphorescent. Le type de relation est alors le suivant: M>P .A la limite, seules importent les relations entre les personnes, au-delà même de la machine, ce qui justifie son nom de machine-outil. Dans ce cas, la richesse des communications est très grande:
Leur nombre équivaut au produit du nombre de personnes par ce même nombre moins un: NC = NP(NP-1). Cette formule prouve à elle seule l'intérêt de ce type de situation où, spontanément, sans recours à la langue ni aux signes, de nombreuses communications s'établissent entre des personnes participant à une expérience

LA COMMUNICATION, LA SOLITUDE ET LE DESIR (DE L'AUTRE)
L'animation, l'expérience collective ont certes établi entre les gens une communication réelle, tacite, muette, au niveau de la sensation de plénitude et d'oubli de soi. Mais toute commu-nication est prolongement de soi, même dans l'Autre, et les " Machines à se retrouver " révèlent à chacun, au sein de la communication, sa propre existence. Par le mouvement, la lumière, le son, c'est à l'image de nous-mêmes que les machines nous renvoient; image multipliée, diverse et protéiforme, figée ou mouvante, mais image insaisissable, presque aussitôt disparue qu'apparue ; mirage toujours recommencé mais mirage vrai qui est la mesure-étalon de notre être quand nous ne pouvons sortir de nous-mêmes. Nous désirons la connaissance de nous, même à travers l'autre ; et les machines nous livrent par bribes une connaissance partielle et fugace, tellement frag-mentée qu'elle fait naître un désir d'unité, toujours déçu, nécessairement, mais toujours vivace. Prisonniers de l'impossible image de nous-mêmes, perroquets vivants, déshumanisés devant un perroquet-machine, cernés par des compteurs de gestes qui n'attendent qu'un mouvement pour poursuivre leur inexorable calcul, nous sommes en proie à la nostalgie de l'Autre ; Narcisses déçus par notre image, nous désirons la communication par le manque qu'elle crée en nous ; elle se révèle par son absence, comme en " creux ,,, au moment où elle nous manque le plus.

" LA CREATION SANS LENDEMAIN"
Productrices d'images éphémères, les machines-outils nous bloquent dans l'espace et le temps, en nous donnant l'illusion que, par notre perception du monde (voir les " Pochoirs ") et par notre mouvement (voir l'" Horloge à voir le temps bouger "), c'est-à-dire par notre volonté, par le seul jeu de notre liberté, nous pouvons nous affranchir des lois de l'espace et du temps. Illusion salutaire et bienfaitrice, car elle nous ramène au point de vue de l'éternité, de l'infiniment grand. Rembrandt dessinant sur le " Mur à graffiti éphémères", c'est Michel-Ange sculptant dans la neige. Les quelques secondes que durerait son dessin équivalent très exactement aux mille ans que peut-être durera son oeuvre. Camus justement écrivait : "Travailler " et créer pour rien, sculpter dans l'argile, savoir que sa création n'a pas d'avenir, voir son oeuvre détruite en un jour en " étant conscient que, profondément, cela n'a pas plus d'importance que de bâtir pour des siècles, c'est la sagesse difficile que la pensée absurde autorise. " Cette relativité de l'œuvre d'art, son irréductible contingence ne peuvent se comprendre que dans une nouvelle perception de la durée. Si la création est " sans lendemain ", le seul bien qui nous reste, c'est l'acte ; l'acte par lequel un instant devient éternité, l'acte qui scelle la communion devant le périssable. La machine, simple outil, rend possibles les conditions de cette expérience qui nous permet de renouer avec des religions anciennes ou de pressentir des religions à venir; elle nous apprend la modestie de notre condition autant que l'importance du lien entre chacun de nos gestes, chacune de nos pensées et ceux de l'ensemble des hommes.

La vraie communication s'éprouve dans le manque, c'est-à-dire dans le Désir ; elle est cette chaîne invisible qui relie les hommes et révèle au cœur de chacun la quête d'une unité originelle qui reste à conquérir.

 

J-P. Saidah
in Communication et langage N°22

 

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